Question urbaine ou question sociale? Morceaux choisis de la rencontre avec Jean-Pierre Garnier
Posted: janvier 21st, 2012 | Author: Epine noire | Filed under: Entretien, Poitiers, Urbanisme, Urbanisme/aménagements du territoire | Commentaires fermés sur Question urbaine ou question sociale? Morceaux choisis de la rencontre avec Jean-Pierre GarnierLe 3 juin dernier, nous avons eu le plaisir d’accueillir Jean-Pierre Garnier pour une rencontre/débat autour des questions d’urbanisme. Cette rencontre fut avant tout l’occasion de discuter et disséquer avec l’auteur du livre Une violence éminemment contemporaine… le phénomène urbain pictave « Cœur d’agglo ». Nous vous proposons ici une retranscription partielle de cette rencontre. La version audio est également disponible ici.
Quand il est question d’urbanisme, on utilise un langage qui ressemble beaucoup à un jargon et donne l’impression qu’il s’agit là de problèmes réservés à des experts, des spécialistes, et que la majeure partie de la population ne pourrait pas comprendre de quoi il est question. Cela est à mon avis est un pur bluff idéologique. Ce qui se passe dans les villes en France – et ailleurs, mais on va s’intéresser particulièrement à la transformation des villes françaises – est parfaitement compréhensible du point de vue politique sans utiliser ce jargon destiné à intimider, et finalement à réserver à des spécialistes le discours sur les transformations urbaines. Quand je dis spécialistes, c’est non seulement des enseignants, des chercheurs, des architectes, des urbanistes, mais aussi des élus locaux, des politiciens et des journalistes spécialisés.
J’ai fait un tour, juste avant ce débat, dans le centre de Poitiers, qui est en pleine « mutation urbaine » – et j’utilise déjà, en employant cette expression – un langage volontairement spécialisé. Dans les milieux qui interviennent sur l’espace urbain, on parle beaucoup de « mutation urbaine » pour qualifier les transformations actuelles qui affectent les villes, alors que le mot « mutation » est un concept qui vient de la biologie. Appliquer ce terme aux villes donne l’impression qu’il s’agit de phénomènes naturels, quasi irréversibles, qu’on ne peut pas discuter. Certains élus locaux disent : « On transforme les villes parce qu’il faut s’adapter aux mutations actuelles de la société en général, et que ces mutations doivent se traduire dans l’espace. » Parmi ces transformations, il y en a qui portent sur le centre des agglomérations, appelé le « cœur des villes ». Là aussi, le mot « cœur » est extrêmement douteux dans la mesure où cela connote quelque chose d’affectif ; quand on dit cœur, on pense à des sentiments, à l’identité des habitants, etc. En fait, il s’agit de transformer les parties centrales des agglomérations, notamment les centres historiques. Dans quel sens ? Ce que j’ai pu entrevoir, au cours de ma courte promenade dans le centre de Poitiers, c’est ce que l’on peut observer depuis maintenant une trentaine d’années dans la plupart des centres-villes français – mais pas seulement : on l’observe aussi dans le centre des villes espagnoles, anglaises, allemandes, voire de certaines villes américaines ou portugaises… Il s’agit à la fois d’une transformation physique, spatiale, matérielle et d’une transformation sociale.
La transformation spatiale est désignée dans le langage appelé (à l’extrême gauche, disons) la novlangue : à savoir ce langage du pouvoir, qui est destiné à valoriser ce qu’il se passe, ainsi qu’à masquer les enjeux réels et la logique de classe qui est derrière, par différentes appellations. Quand on parle de « transformation en cours dans les centres », on parle de restructuration, de rénovation, de réhabilitation, de renouvellement urbain, de revitalisation, de régénération. Tous ces mots-là se rencontrent dans les discours aussi bien des élus locaux que des spécialistes, des experts, des journalistes, etc.
Physiquement, il y a en effet transformation. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ?
C’est une dynamique qui tend – et réussit, il faut le dire – à transformer des cœurs de ville délaissés, abandonnés pendant très longtemps (les gens plus jeunes n’ont pas connu ça) parce que considérés comme correspondant à des périodes révolues. On les a laissés se dégrader, tomber parfois en ruine, parce qu’il y a eu une époque – qui a duré jusqu’au début des années 70 – où la modernisation de la France passait par la modernisation des villes.
Il y avait alors deux phénomènes : on construisait à l’extérieur des centres-villes, et on détruisait à l’intérieur des centres-villes. On détruisait par exemple ce qu’on désignait comme des « îlots insalubres », un habitat dégradé : il fallait moderniser tout cela en y implantant des édifices nouveaux – en général flambants neuf, de style rectangulaire ou carré, avec des nouveaux matériaux. Et la doctrine était un peu, si je peux adapter ici une parole de L’Internationale : « Du passé, urbain, faisons table rase ». Moderniser la ville, ça voulait dire y faire pénétrer plus facilement l’automobile, y mettre des bâtiments adaptés à des fonctions nouvelles… donc on ne se préoccupait pas du tout du tissu urbain ancien. Mais à partir des années 70, avec l’arrivée de Giscard d’Estaing à la présidence de la République, on a changé complètement de cap en France : la mode a été de régénérer, revitaliser, conserver, réhabiliter, rénover, les centres anciens. Et ce pour deux raisons.
La raison officielle était : « Il y a un patrimoine à préserver afin de consolider ou de renforcer l’identité des villes », parce qu’on s’apercevait que l’architecture dite moderne était complètement stéréotypée, standardisée. Elle ne permettait pas de distinguer les villes les unes des autres, alors que les habitants avaient besoin de retrouver leurs racines, de s’approprier ou se réapproprier leur ville en exhumant du passé et en restaurant, en consolidant… ces traces du passé. « Il faut retrouver un urbanisme à la française », « Il faut rompre avec cet urbanisme importé des Etats-Unis, anonyme, où l’on retrouve les mêmes édifices partout, les mêmes supermarchés, autoroutes, parkings… ». Il fallait au contraire restaurer le passé, pour regarder vers l’avenir avec une France qui devait être fière de son passé – mais, ce discours, on le retrouvait aussi en Italie, en Espagne… Bref, plutôt que de faire table table rase du tissu urbain ancien, on a au contraire essayé de le restaurer.,
Mais la véritable raison était tout autre : il s’agissait de chasser vers la périphérie les couches populaires qui habitaient au centre-ville, pour y faire venir principalement des cadres, des classes moyennes aisées… Avant, quand on voulait se débarrasser des vieux quartiers des centres-villes (pas ceux classés monuments historiques et utiles pour faire venir des touristes et donc enrichir la ville), c’était pour les remplacer par des « immeubles de standing », des équipements commerciaux modernes. Pour faire ces « immeubles de standing », on a détruit en France dans les années 50 et 60 plus de centres-villes que les bombardements américains pendant la guerre (qui en ont pourtant détruits pas mal : au Havre, à Brest, Lorient, Royan…).
A partir des années 70 donc, changement radical : on cherche à réhabiliter en parlant de « patrimoine », et à valoriser (traduire « faire du fric ») en multipliant les investissements dans les anciens quartiers populaires, afin qu’ils accueillent désormais des classes moyennes aisées, en général cultivées et appréciant beaucoup l’ambiance des centres-villes (notamment ceux qui renvoient à un passé historique prestigieux).
Ces opérations sont soit réalisées, soit en cours. Je l’ai ainsi vu à Poitiers, où on s’amuse à « piétonniser » les places, à y planter des arbres et y mettre de nouveaux lampadaires (fréquemment de style rétro), à donner la priorité aux espaces publics qui accueilliront des manifestations diverses mais généralement culturelles et festives. Tout cela permet d’augmenter le prix des loyers et des ventes d’appartements pour tous les immeubles bordant ces espaces publics réhabilités – et a pour conséquence de chasser des centres les classes populaires. C’est une logique que l’on retrouve partout : aussi bien à Paris dans les arrondissments du 19e et du 20e, qui sont des quartiers prolétaires traditionnels, qu’au centre de Grenoble, de Toulouse, de Lille… Aujourd’hui, le centre de Lille est réservé à des gens qui, par leurs salaires et revenus réguliers, peuvent « se payer » le centre, tandis que les employés, sans parler des gens au chômage, sont expulsés vers la périphérie.
Ce qui se passe à la périphérie des villes doit être mis en rapport avec ce qui se passe au centre.
La principale dynamique menée vise à délocaliser en périphérie les activités non rentables ou peu rentables ainsi que les populations dites non solvables, afin de réserver à une élite l’accès à la centralité urbaine. Et cette politique est la même que la municipalité soit de gauche (institutionnelle) ou de droite.
La seule ville qui échappe actuellement à ce phénomène en France, mais ce n’est qu’une question de temps, c’est Marseille : on note encore dans son centre-ville une présence dominante des classes populaires (ouvriers et employés, avec en plus une forte population d’origine immigrée pour l’essentiel de la deuxième et la troisième génération), malgré toutes les manœuvres de la municipalité de droite actuelle, avec Jean-Claude Gaudin. Pourquoi cette exception marseillaise ? Tout simplement parce que les bourgeois marseillais ont peur d’habiter au centre : ils trouvent que c’est dégradé, dangereux ; ils ont leurs beaux quartiers au sud de Marseille, ou alors en périphérie (dans les collines aixoises par exemple), alors ils ne voient pas pourquoi ils iraient dans le centre. C’est donc la réticence des classes aisées à venir habiter dans le centre de Marseille qui explique l’insuccès des politiques dites de réhabilitation concernant son centre-ville – contrairement aux autres villes.
Aux Etats-Unis, on parle sans euphémisme de « nettoyer les centres-villes ». C’est non seulement un simple nettoyage physique, mais aussi un nettoyage social : on déloge toutes les populations pauvres. En France, une certaine « tradition de gauche » fait que, même lorsque l’on mène une politique de droite, on ne peut pas utiliser des termes trop crus pour la désigner ; alors on ne parle pas de « nettoyage », mais de « mixité sociale », il faut mélanger des riches avec des pauvres. D’ailleurs on ne dit pas « riches » et « pauvres » : dans le langage officiel, on parle pour les pauvres de « catégories modestes », « populations vulnérables », « couches défavorisées » – et pas du tout de « prolétaires », « classe dominée », « classe exploité »e.. : ça c’est du langage marxisant, extrémiste. Bref, on utilise toujours des euphémismes pour atténuer la violence des rapports sociaux, qui existent sur les lieux de travail mais aussi sur les lieux d’habitation.
Le capitalisme s’est transformé : on n’est plus à l’ère industrielle classique, le capitalisme s’est technologisé, financiarisé, flexibilisé… Son inscription dans l’espace n’est de fait plus la même : si l’idée est toujours de dominer l’espace urbain, ses impératifs ont changé et sa logique n’est plus la même. La finalité principale de la « reconquête des centres-villes » (une expression peu souvent utilisée parce que « conquête » implique affrontement, ennemis, c’est un terme trop belliqueux alors qu’il n’y a officiellement pas d’ennemis), c’est la « métropolisation ». Autrement dit, la tendance lourde et dominante à la concentration, dans quelques villes, des activités décisionnelles, de commandement, de direction : sièges sociaux, quartiers généraux des firmes (ou de leurs succursales, avec les services correspondants). En termes techniques, on qualifie de « polarisation spatiale » cette concentration dans certains pôles urbains des activités décisives et fondamentales pour le fonctionnement du système capitaliste. Et, à cette fin, les villes sont triées sur le volet : peut d’entre elles peuvent le faire. C’est donc la course, la concurrence, la compétition entre les villes pour attirer les sièges sociaux, les promoteurs, les patrons de firmes, et ce qui va avec : laboratoires, centres de recherche, toutes ces activités sur lesquelles repose la logique du capitalisme.
Il faut que les villes soient accueillantes pour ces activités-là. Mais le problème, à l’heure actuelle, c’est que la ville au sens classique du terme (la commune) n’est plus assez grande pour accueillir toutes ces activités. Il faut donc l’élargir : alors qu’avant on pouvait caser tout ça en centre-ville, ce n’est plus possible, et la politique urbaine est de ce fait envisagée au niveau de l’agglomération – c’est-à-dire de la ville-centre (la ville principale) et de ses communes proches (les banlieues). Et on essaie même maintenant de capter aussi dans cette « métropole » certaines zones rurales en les urbanisant, certaines petites villes éloignées pouvant ainsi accueillir les nouvelles populations… Il existe, on le voit donc dans les sociétés capitalistes tant une division sociale du travail qu’une division sociale urbaine.
Mais certaines activités importantes pour les capitalistes ne peuvent être mises au centre des villes et doivent être installées dans sa périphérie immédiate. Par exemple les centres de recherche, laboratoires, industries de pointe, universités, grandes écoles… On crée des campus, ce qu’on appelle des « pôles de compétitivité » et qui permettent la jonction entre la recherche, l’enseignement supérieur et l’industrie dite « innovante », et c’est ça qui forme les « noyaux » de la métropolisation.
Dans les années 80, on appelait « technopoles » ces villes qui accueillaient à la fois des étudiants, des ingénieurs, des cadres et des enseignants. Les technopoles, très en vogue, étaient ces villes dont la dynamique reposait sur la « synergie », la « combinaison », l’« interaction » de l’enseignement, la recherche et l’industrie de pointe., l’objectif étant la combinaison de ces trois éléments en un même lieu.
Si les maires font tous la même politique, c’est qu’ils sont tous soumis à la même logique, celle qui régit tous les rapports sociaux dans toutes les sociétés capitalistes. Et cette logique a été résumée par une formule qui avait été inscrite dans le projet de traité constitutionnel européen refusé par 54 % des votants : la « concurrence libre et non faussée ». Cette formulation, on la doit au staff du père spirituel de cette Constitution : VGE, qui continue à 81 ans de sévir comme idéologue du libéralisme avancé, la « concurrence libre et non faussée » s’appliquant aux individus, aux entreprises, dans tous les domaines…
On note également une compétition entre villes pour accéder au rang de métropole, et la logique est effectivement la même dans toutes les villes : il faut restructurer le centre de toutes les villes pour qu’il accueille les activités dites supérieures, « nobles », de commandement. Les activités subalternes, le commerce quotidien, le logement pour les couches populaires : tout ça, c’est en périphérie. Et le caractère élitiste de cette centralité urbaine se renforce, à travers la revitalisation du patrimoine (car la carte culturelle est importante maintenant : ce qui se vend bien, c’est le passé, la culture, donc il faut mettre en valeur tout ce qui renvoie à la culture, au passé, à l’histoire, aux grands faits d’armes…), et aussi par le recours à des architectes internationaux, des stars de l’architecture qui peuvent renforcer l’histoire de la ville quand on met en place un équipement nouveau. On a créé des départements ou des services spécialisés de marketing urbain, parce que, les villes étant en concurrence, il faut les vendre, comme on dit, aux investisseurs, aux universitaires, aux promoteurs… Et pour cela on fait appel à des architectes connus au plan national voire international. Par exemple, n’étant pas des spécialistes, vous ne connaissez peut-être pas l’architecte en chef chargé de réhabiliter le centre de Poitiers ; mais nous on le connaît très bien, c’est une des stars de l’architecture française : Yves Lion. Il réalise aussi bien des opérations architecturales ou des immeubles à Dubaï ou Shanghaï qu’à Poitiers, dont il aménage le « cœur ».
Le qualificatif qui revient le plus souvent dans les discours, concernant cette politique d’« élitisation » du centre-ville, c’est «haut».
Primo, on attire des activités de « haute » technologie, innovantes (ça peut être des nanotechnologies, des microtechnologies, informatique, agro-business…).
Deuxio, on vise la population à « haut » revenu – ainsi que celle à haute qualification, majoritairement des bac + 5 ou 6, donc pas de la « main-d’œuvre » mais de la « matière grise », d’après le jargon de la technocratie aménageuse. Pour attirer de la main-d’œuvre hautement qualifiée et à haut revenu, il faut – car ils aiment se distraire et se montrer – des équipements haut de gamme : opéra, palais des congrès, médiathèques… C’est ça la priorité.
Tertio, et conformément à l’idéologie dominante de l’écologisme où il faut tout verdir, le dernier « haut » en matière d’aménagement et d’urbanisme, c’est le HQE, la « haute qualité environnementale ». L’objectif est en effet aujourd’hui de faire du capitalisme durable grâce à toute une série d’aménagements. Les capitalistes américains appellent ça le « greenwashing » – le lavage vert du capitalisme, pour que celui-ci soit mieux accepté, et qu’en limitant la pollution on puisse le faire durer plus longtemps. Mais on sait bien que les accords de Kyoto c’est du bidon : la pollution augmente, et aucun des objectifs de la conférence de Rio n’est rempli. Copenhague, le « Grenelle de l’environnement », tout ça c’est du pipeau…
Toujours est-il que haute technologie, haute qualification, hauts revenus, équipement haut de gamme et HQE sont les cinq piliers de la sagesse de l’urbanisme en France [la rédaction de L’Epine noire vous renvoie à un sixième haut : celui des bus à haut niveau de service, cf. l’article dans ce numéro].
Je parlais tout à l’heure de la novlangue… Il faut voir le discours présenté sur les panneaux, présentant l’avenir sinon radieux, du moins riant de Poitiers. Ce discours, on le retrouve partout : l’harmonie, l’équilibre, la végétalisation de l’espace urbain, tout y est ! On a l’impression d’une disneylisation permanente de l’espace urbain.
A Dijon, où je me suis récemment rendu, le maire socialiste, qui est écolo et conseiller de Ségolène Royal, est pour une « écométropole ». A Brest, municipalité PS, on s’appelle la métropole Brest-BMO « Brest métropole océane ». Tout est verdi, dans le pur style de la « novlangue » : on change le langage pour changer l’état d’esprit des gens et faire dire aux mots le contraire de ce qu’ils signifient. De la même façon qu’il n’y a plus de guerre mais des « opérations de police internationales », plus de bombardements, mais des « frappes », en matière d’urbanisme le langage utilisé vise non seulement à masquer la réalité mais aussi à la faire apparaître sympathique et bénéfique pour la population. C’est un langage stéréotypé, et le vocabulaire de ces gens est très limité.
Vous pouvez retrouver le petit lexique « techno-métro-politain » de Jean-Pierre Garnier ici
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